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14 octobre 2012 7 14 /10 /octobre /2012 10:32

 

« Le 4 août 1983, le cours de l’histoire changeait subitement en Haute-Volta. Un coup d’État renversait le Conseil de salut du peuple (CSP), que dirigeait le médecin-commandant Jean-Baptiste Ouedraogo, et instaurait un régime révolutionnaire. »

 

Media France Inter continents, RFI (Document 840722).

 

540289 10150920122714642 329115514641 9671519 727762666 nVoila comment, très sommairement, on peut planter le décor. Il est environ 21 h dans la capitale, lorsque, quelques minutes après la fin du discours prononcé par le chef de l’État à l’occasion de la Fête nationale prévue pour le lendemain, 5 août, éclatent les explosions brèves et les crépitements qui, quelques instants, laissent croire à un improbable feu d’artifice. Mais l’écho des rafales, venant de points stratégiques aisément repérables (la Gendarmerie, le « Camp Guillaume », la maison de « Jean-Baptiste », la Radio...) ont tôt fait de lever le doute : ce n’est pas un feu d’artifice pour le 5 août. Non. « Ils » sont venus. On s’y attendait, mais, comme pour le retour du maître, on ne savait ni le jour ni l’heure... Eh bien, ça y était.

Et chacun, bien sûr, de bondir alors sur son récepteur-radio. Car tout le monde sait bien, en pareille circonstance et on commençait à en avoir l’expérience que c’est un des objectifs principaux à atteindre, à la fois moyen et baromètre événementiel, outil indispensable de contrôle de la situation. On annonce son intrusion, on s’impose, on a gagné, toute résistance est inutile...

 

Et en effet, quelques minutes plus tard, la voix du nouveau vainqueur — que tout le monde connaît bien — un peu essoufflée, surexcitée, se fait entendre pour annoncer « le » message historique : une fois encore, l’armée a dû « faire son devoir » et prendre les choses en mains.

Ce message est le début d’un déferlement. Dans les heures et les jours qui suivent, on assiste à une véritable débauche de slogans, de mots d’ordre, de discours et de chants. Ressassés, du matin au soir, en toute occasion, sur les ondes, à la télévision, dans les meetings, ils structurent un nouveau langage, pour une politique neuve ; un langage révolutionnaire ou, du moins, ainsi baptisé. Ponctuation lancinante, leitmotiv mille fois répété, refrain braillard de « mettez-vous bien ça dans la tête », l’heure est venue, comme déjà ailleurs en Afrique auparavant, des proclamations de masse scandées en choeur, des véhémentes condamnations collectives, des féroces anathèmes publics.

 

Il faut avoir entendu des dizaines de fois « Gloire... au peuple ! Honneur... au peuple ! Pouvoir... au peuple ! » et sa suite, scandée de percussions ; ou bien « La patrie ou la mort ! Nous vaincrons ! » et les innombrables « L’impérialisme ? A bas ! Le colonialisme ? A bas ! Les fonctionnaires pourris, les douaniers pourris ? A bas ! » etc., pour mesurer combien ces litanies, comme une incantation multiforme au changement contre les vieux démons, ont pu remplir, par la voix des ondes, l’espace sonore du pays  et particulièrement de sa capitale après le 4 août : Il faut avoir entendu les discours retentissants, percutants, spectaculairement imagés, parfois maladroits, de Thomas Sankara, pour saisir à quel point l’outil du discours, du langage, se veut une arme de choc pour le nouveau régime.

 

Dans un premier temps, tout cela a revêtu un aspect vaguement pittoresque, « folklorique » et, quoique lassant, bon enfant tout de même. D’autant que l’ancien Premier ministre avait eu l’occasion de produire, par le passé, quelques morceaux de bravoure dans les discours que, disait-on, il improvisait, et de se tailler une certaine réputation en ce domaine... aussi bien d’ailleurs pour ses réussites que pour ses échecs. Bien sûr, certaines mesures quelque peu inquiétantes se profilaient, telle la création immédiate des CDR (Comités de défense de la révolution), et la distribution d’armes à ces volontaires que l’on savait être, dans bien des cas, des individus peu recommandables ; telle encore la liquidation sommaire, camouflée en tentative d’évasion, de certains militaires opposants. Les discours, malgré tout, c’était autre chose. Ils ne tuaient pas, eux, et la politique voltaïque avait de précieuses et anciennes traditions de démocratie. De quoi rassurer.

 

Mais il fallait être naïf, ou manquer d’information historique et méconnaître ce qui s’était passé ailleurs sur le continent, pour ne pas comprendre que le discours n’était qu’une étape dans la stratégie destinée à assurer la mainmise du nouveau pouvoir sur l’ensemble de l’appareil d’information et de communication public, en s’immiscant en outre dans la communication privée. Ainsi, au fil des mois, se mettait en place un certain nombre de mesures dont la conjonction était d’autant plus significative que venaient s’y greffer des événements pour le moins troublants : restructuration et reprise en main de l’hebdomadaire Carrefour africain début 1984 ; _création d’un quotidien gouvernemental, Sidwaya (« La vérité est venue ») et attribution du monopole de la distribution des informations à la Direction de la publicité et à l’Agence voltaïque de presse en avril de la même année ; incendie, en juin 1984, des bureaux du journal indépendant L’Observateur. Toujours en ce mois d’avril, d’ailleurs, à l’occasion des ordonnances accordant le monopole de la distribution du service des agences internationales de presse à l’AVP, le gouvernement déclarait vouloir « s’assurer le contrôle exclusif de la publicité et de l’information sur l’étendue du territoire national ».

 

De même, dans les rapports au sein des administrations et autres lieux de travail, fut imposée une modification des codes et des rites sociaux et l’instauration de comportements uniformisés, répétitifs, qui apparaissent comme un véritable conditionnement permanent : obligation de s’appeler mutuellement « Camarade », à tout moment et quel que soit le rang respectif des interlocuteurs ; la même interpellation étant de rigueur même dans la rue. Aux anciennes formules de politesse en vigueur pour toute correspondance est substituée le slogan officiel du nouveau régime : « La patrie ou la mort, nous vaincrons. » Et l’on est théoriquement tenu, dans les réunions publiques, meetings et autres rencontres, de clamer en choeur, avec enthousiasme, en réponse aux dénonciations de l’impérialisme, du colonialisme, du néo-colonialisme, de la réaction : « A bas ! » et autres invectives variées.

Tout cela, d’ailleurs, ne manque pas de rappeler des situations. Observées ailleurs au sud du Sahara et constitue un ensemble de démarches désormais classiques : modification des noms des individus et du pays, dans le cadre de l’authenticité, adoption de vêtements « autorisés », changement d’hymne national et de drapeaux (au prix d’une affligeante uniformité de symboles et de couleurs), usage d’un langage stéréotypé et d’autant plus creux et mensonger qu’il se veut virulent, etc.

 

Dans le cadre de cette stratégie globale de contrôle de l’information et de la communication, c’est précisément le phénomène du langage qui retient l’attention, en particulier l’aspect le plus courant et quotidien du discours oral, véhiculé par les médias le plus largement possible et amplifié par la télévision et surtout la radio nationales. Laissons de côté la presse qui, à elle seule, mérite une longue analyse. Lieu du double langage, de l’allusion voilée, des attaques sous-entendues et dont le sens n’est accessible qu’aux initiés de l’histoire politique du pays, elle constitue un objet d’étude très révélateur pour qui en possède les clés. Restons-en plus modestement à une approche, toute limitée qu’elle soit, de la réception des slogans et des différentes formes de réaction que ceux-ci suscitent. Et essayons, dans le même temps, d’y trouver une ou des interprétations possibles à la lumière des derniers développements de la situation, et des faits dont la réalité quotidienne vient de servir de contrepoint au verbe.

Le changement du 4 août s’est accompagné, répétons-le, d’une vague sans précédent de discours, slogans, mots d’ordre ou banderoles tendues dans les rues. Dans de telles circonstances, le destinataire collectif de ces messages ne reste pas passif. Il se produit un phénomène d’appropriation, de distanciation, destiné à permettre de prendre un certain recul, et qui est une forme de défense face à une propagande agressive dans sa répétition, sa permanence, son didactisme pesant et surtout son caractère omniprésent, imposé, incontournable. Le phénomène d’appropriation se réalise à travers l’humour, qui reprend et transforme l’objet du langage, le manipule, afin de le rendre plus acceptable, d’en créer un usage plus libre, plus autonome, et de rendre le conditionnement moins pesant. Dans cette démarche, deux champs principaux d’application sont à distinguer : d’une part les discours (surtout ceux de Thomas Sankara) ; d’autre part, les slogans.

 

Les discours de « Tom » sont connus depuis longtemps déjà. Est-ce par mimétisme des « grands de la contestation » (Sékou Touré, Fidel Castro...) ou à cause d’une verve naturelle qui, dans les meilleures conditions, génère un certain charisme, l’homme use et parfois abuse de diatribes que l’on prétend improvisées. Il surprend, frappe, amuse, ne laisse pas indifférent. Ses armes ? D’abord l’invective « originale » : ainsi, ses ennemis politiques sont-ils des « margouillats », des « crapauds », des « rats voleurs », des « caméléons équilibristes » (belle définition de l’opportunisme !), des « musaraignes », voire des « araignées » ; de même qualifie-t-il les éléments nuisibles de la société ou prétendus tels de « véreux » ou de « pourris ». Il peut également utiliser un argot populiste accessible à tous, comme la célèbre dénonciation « La magouille ? A bas ! ». Enfin (et seule une étude détaillée des enregistrements radiotélévisés pourrait en faire le tour), il cultive l’art de la métaphore et de l’image surprenante, destinées à frapper les esprits. La révolution, par exemple, devient un « car » qu’il faut ou qu’il aurait fallu  prendre à temps, faute de quoi on s’essouffle, sans y parvenir, à essayer de la/le rattraper. Du fait de leur conviction insuffisante, certains ne « sont qu’à moitié assis » dans le car, d’autres « sont déjà tombés du car », d’autres encore ne vont pas tarder à le faire. Ailleurs, les « camarades-compatriotes » qui s’opposent à la révolution « n’ont pas de place au Burkina... Ou alors, dessous... ». C’est-à-dire une fois morts et enterrés. Le tout accompagné de gestes expressifs. Ou encore, les instituteurs grévistes dégagés en avril 1984 ont intérêt à ne pas faire de remous lors de la rentrée que l’on fera sans eux, car on n’hésitera pas à leur appliquer le dernier chatiment... « et le bois est cher cette année » (pour les cercueils). Ailleurs encore, la société est comme un « dinosaure » qui doit évoluer ou périr. Le langage est imagé, virulent, l’éloquence parfois mordante, sciemment mise en scène.

Ce sont ces images, ces métaphores qui seront, dans un premier temps, reprises et réutilisées quotidiennement dans le langage courant. Au travail, en famille, entre amis, on sera menacé de « tomber .du car » si on continue à ne pas être « sérieux » ; la même mise en garde poussera « l’accusé » à répliquer qu’il est « bien assis » ; on entendra condamner par jeu les « collègues pourris », les « parents pourris », les « tontons pourris », les « enfants pourris », ou bien encore quelque objet, ou fruit, abîmé sera « véreux » ou « pourri » et jeté « à bas » !

D’une manière générale, ces expressions font fortune (du moins auprès de ceux qui pratiquent le français avec assez de maîtrise) et sont reprises en plaisantant en privé, voire en public, dans un groupe restreint. Les enfants, même très jeunes, répètent ces formules, voire certains gestes point levé ou doigt vengeur  dans les circonstances les plus diverses.

 

Dans la même veine, d’autres orateurs politiques s’essaieront à ce type de discours, rarement avec la même réussite ou la même facilité, mais avec parfois quelques trouvailles qui seront, une fois encore, récupérées et répétées pendant un temps, comme un écho qui s’éteint peu à peu. C’est, par exemple, à la fin d’un meeting tenu à Bobo-Dioulasso, au cours duquel on avait copieusement maudit tous les « pourris » possibles et imaginables, et où, pour conclure, l’orateur proposa de rassembler tous ceux que l’on avait pu oublier, de tous les enfermer dans le même sac, et « le sac pourri ? A bas ! ».

Les slogans, quant à eux, connaissent un sort semblable. Il est difficile de les dissocier complètement des discours, qui en sont un vecteur important, ou le lieu où ils sont exprimés en premier, et dans la mesure où ils les ponctuent systématiquement. Mais ils sont également utilisés isolés, car omniprésents, ils sont d’autant plus difficiles à supporter, et par conséquent largement détournés de leur fonction initiale. A cet égard, l’un des slogans les plus manipulés est le fameux « La patrie ou la mort ! Nous vaincrons ! D. Toutes les variantes en sont explorées, afin d’en rendre la constante présence moins pesante. Ainsi entendra-t-on, outre toutes les variations possibles sur le thème « la patrie ou... l’amour », « la patrie ou la mort... nous verrons... ou nous viendrons » : dans le premier cas, il est clairement sous-entendu que la perspective de la mort, même pour la patrie (ou plus sûrement, pour le régime) est refusée, alors que dans le second,, allusion est clairement faite aux opposants exilés à l’étranger, préférant, ou simplement rêvant, d’un « contrecoup ». Autre variation possible enfin : « A partir de la mort... nous verrons », variation venant cette fois de la part de ceux qui estiment qu’ils n’ont plus rien à perdre et, partant, s’affirment prêts aux actions les plus désespérées.

On ira même, plus tard, jusqu’à élaborer des variations commentées qui vont plus loin que le simple humour. Ainsi, à Bobo-Dioulasso, prétend-on que les gens disent : « La patrie ou la mort ? Ici, on a la patrie, ça nous suffit ! » ; ou bien on entreprend de restituer la trilogie : « La Patrie, c’est Bobo : la mort, c’est Ouaga ; et nous vaincrons, c’est Pô » (où étaient basés les para-commandos qui ont mené l’intervention du 4 août), avec une allusion aux contradictions qui divisent l’armée et opposent les responsables au sein même du CNR, ce que personne n’ignore.

 

Le même « traitement » est appliqué au couplet introductif qui, désormais, précède chaque édition du journal parlé, sur un rythme traditionnel de tam-tams :

« Gloire au peuple, pouvoir au peuple, honneur au peuple au génie créateur libéré.

Le peuple de Haute-Volta est capable de construire, seul et de ses mains, les fondements matériels de son avenir.

C’est pourquoi notre combat quotidien Vise à débarrasser notre peuple de ceux qui l’ont toujours écrasé, exploité, méprisé, baillonné. Malheur à ceux qui baillonnent leur peuple ! »

Cette dernière phrase, qui avait fait sensation, est d’ailleurs une citation de Thomas Sankara, au moment de sa démission du poste de secrétaire d’État à l’Information du CMRPN. Reprise d’un air entendu, elle vise cette fois le CNR.

 

Est également repris le premier vers du couplet « Gloire au peuple, honneur au peuple, pouvoir au peuple » qui devient « Gloire au peul, honneur au peul, pouvoir au peul ». La plaisanterie est à la fois ironie, car paradoxale par rapport à la vision qu’on a souvent de ce groupe au Burkina, et allusion aux origines familiales du président du CNR (à la fois peul et mossi). Plus profondément, on peut y déceler également une allusion quelque peu morbide au sort de ces éleveurs durement frappés par la sécheresse et dont on doute fort que le nouveau pouvoir améliore le sort plus que ceux qui l’ont précédé. Dans la même veine, on raconte (perfidement) qu’à Dori  dans le Nord du pays où les populations peul sont plus nombreuses  les gens ont été très flattés de la répétition de la formule, comprise comme ci-dessus, disant qu’à Ouaga, il y avait enfin un gouvernement bien ; jusqu’au jour où ils ont appris qu’on allait leur demander de construire la route Ouaga-Dori, qui est, pour le moment, l’un des projets les plus difficiles à réaliser.

 

Le « génie créateur libéré » fait également l’objet de plaisanteries. On l’utilise pour flétrir une maladresse quelconque. C’est alors « le génie créateur libéré » qui se manifeste ou qui est tellement libéré qu’on ne le contrôle plus. Le changement de nom du pays et de ses habitants a suscité le même type de réactions. Le Burkina-Faso devient « Burkina-façon », ou « Burkina-facho » ; les Burkinabé, des « Burkina-bêtes », « Burkina-beufs , ou « Burkinabêê ».

Le français n’a d’ailleurs pas le monopole de ce type d’humour, les langues nationales s’y prêtant parfois. Ainsi la formule « L’impérialisme... A bas ! », « Le colonialisme... A bas ! », deviennent, soit par incompréhension, soit par malice : « L’impérialisme... Awa ! », « Le colonialisme... Awa ! » (qui veut dire « il vient », « il arrive »). Le titre du quotidien gouvernemental Sidwaya, qui veut dire « La vérité est arrivée », est transformé en Zirwaya, dont la structure, fort opportunément parallèle, signifie « Le mensonge est arrivé ».

 

Dans un premier temps, on a pu percevoir, dans la facilité avec laquelle se diffusaient les plaisanteries, le reflet d’une société accoutumée à une certaine forme de liberté d’expression, où les thèmes politiques étaient assez largement discutés. Et qui donc ne prend pas d’abord au tragique une situation qui n’a pas encore donné sa pleine mesure. Mais ces quelques exemples, qui ne sont qu’illustra-tifs, permettent aussi de déceler une autre dimension, qui va au-delà de celle d’humour, de distanciation et d’appropriation. C’est celle de l’ironie voulue, critique, la dérision de la désillusion, l’amertume, voire une forme d’opposition. La répétition des slogans déformés, des formules manipulées et détournées de leur fonction première, plus qu’un jeu, devient une forme de résistance à l’embrigadement, une arme offensive, voire une contre-propagande, une démarche politique. On peut y lire l’esquisse d’un contreprojet, plus ou moins conscient ou formalisé, mais qui révèle une prise de position. Et ce d’autant plus qu’avec le temps, suffisamment d’éléments précis sont intervenus pour marquer le décalage entre le discours et le réel.

 

Il n’est d’ailleurs pas certain que ces plaisanteries aient toujours été volontairement faites comme telles. Dans certains cas, elles ont éventuellement pu être créées, ou du moins propagées et soulignées, dans le but plus ou moins avoué de faire ressortir les contradictions du régime et les difficultés auxquelles se heurte cette forme de propagande. Et ces difficultés sont multiples. Hormis celles qui viennent du récepteur, dans la volonté de se préserver de ce discours, il en est d’autres qui proviennent du discours lui-même. Comme, par exemple, la langue utilisée. Cet aspect linguistique n’est d’ailleurs pas le moindre paradoxe d’une proclamation et d’une revendication de liberté culturelle, sociale et économique qui se fait dans une langue étrangère, justement celle dont on veut se libérer ; et malgré la volonté des autorités, il n’est pas près d’être résolu.

 

Le problème de la réception du message en français est certain, que se soit au niveau de la perception, comme à celui de la compréhension. Au plan de la perception, « awa » (il vient), est certainement plus immédiatement interprétable que « A bas ! ». De même, la formule « au poteau ! » qui a été utilisée pour condamner les mauvais fonctionnaires, douaniers, enseignants, citoyens, a pu être entendue « poto-poto » (qui désigne la boue d’argile), car c’est ce phénomène qui a un sens dans la vie courante pour les non-francophones (et ils représentent environ 90 °h de la population).

 

Au plan de la compréhension, on rencontre des difficultés à trouver des équivalents linguistiques précis à des termes tels que « impérialisme », « féodalité », « bourgeoisie », « réaction », « colonialisme » ou « néo-colonialisme », etc., qui sont traduits approximativement ou par périphrases, voire conservés tels quels. C’est par exemple le cas de « réactionnaire », entendu ou répété tant bien que mal (« rikshoner ») et dont on perçoit principalement qu’il s’agit de l’équivalent d’une insulte grave, et plus encore d’un qualificatif qu’il est dangereux de se voir attribuer par les temps qui courent. Bien sûr, on peut toujours expliquer. Mais c’est une tache longue et difficile, face à une réalité qui est complexe et contradictoire comme, par exemple, le fait que l’on condamne le colon, l’impérialiste (« Nansara » : le Blanc), mais que se soit le même parfois qui dispense les secours en cas de catastrophe. Et justement, proclamer et affirmer n’est pas expliquer, même si cet effort est supposé fait ailleurs. C’est pourquoi, il semble que le discours officiel n’ait pas beaucoup d’écho dans les campagnes, qui sont atteintes avec moins d’intensité et sont confrontées à des réalités que la parole ne peut, masquer.

 

Le journal Sidwaya lui-même (avec Carrefour africain) n’échappe pas à cette contradiction, puisque, « quotidien de mobilisation du peuple », il est rédigé en français, alors que les lecteurs francophones ne forment qu’une infime minorité de la population, essentiellement urbaine. Pour le moment, il paraît matériellement difficile d’échapper à cette situation, malgré les efforts qui sont faits pour y remédier : discours des responsables, création d’une presse de soutien des CDR et d’une presse rurale en langue(s) nationale(s) ; il est également difficile d’y échapper même pour les autres forces politiques ou sociales  syndicats, partis (même interdits) et groupements divers dont l’expression se fait aussi en français.

 

D’autres domaines d’expression ont également été investis, avec plus ou moins de bonheur, produisant encore des paradoxes parfois saisissants, tels que la forme se retrouve dans certains cas en contradiction frappante avec le contenu. Ainsi en est-il par exemple, de ce chant de gloire aux révolutionnaires, voulant bouter « l’impérialisme principalement français » hors du pays, sur l’air des Gars de la Marine, produit culturel. on ne peut plus français, justement ; ou du chant des CDR sur le très célèbre rythme pseudo-antillais Célimène... ou encore de l’utilisation du liwaga  chant traditionnel improvisé célébrant entre autres choses la gloire des chefs de la féodalité, et reprenant, comme une formule magique incompréhensible, « la patari ou la moré »... pour « faire plaisir au Chef »... lequel combat avec véhémence la féodalité ; ou, enfin, de la semaine culturelle de Gaoua, au cours de laquelle est exaltée la culture nationale authentique... dans un poème écrit en français.

 

Laissant de côté ces paradoxes, propres à toute communication dans les sociétés très segmentées de l’Afrique subsaharienne, nous nous contenterons de faire quelques remarques à propos de cet effort de propagande déployé par le CNR.

Pour commencer, il est permis de douter que ce langage abuse vraiment les groupes auxquels il s’adresse. Tout d’abord, dans le cas qui nous préoccupe, il n’est pas accessible à la majorité de la population. La presse écrite et les médias audio-visuels, dès lors qu’ils s’expriment en français, ne peuvent être compris que par une petite minorité lettrée, même s’il est possible de restituer certains fragments du discours dans les langues nationales. Telles quelles, les émissions « idéologiques » diffusées à la radio et à la télévision sont inaudibles, tant par leur forme que par leur contenu, pour la majorité des auditeurs. Et l’on peut se demander par quel étrange irréalisme le régime peut laisser passer une expression telle qu’il semble ne s’adresser qu’à lui-même. Hors la capitale, il est probable que les débats soulevés ne paraissent que fort lointains à la population, et que toute l’agitation politique de Ouagadougou demeure relativement incomprise.

Restent les structures qui sont partout en contact avec les populations, et d’abord les CDR. Leur pouvoir les rend menaçants et il n’est pas certain que leur effort d’explication (de « formation idéologique ») soit plus significatif que les abus de pouvoir, tracasseries et intimidations auxquels ils se livrent.

 

Enfin, la suite des événements est parlante d’elle-même. Elle a montré que la révolution, au-delà des mots, n’est pas une plaisanterie. Les dégagements et suspensions arbitraires ou disproportionnés (pour « manque de conviction révolutionnaire » ou « propos subversifs ») fondés sur la délation et couvrant tous les prétextes, les licenciements en masse (cas des instituteurs en avril 1984), les arrestations et détentions non motivées, les intimidations, les agressions contre les syndicalistes (à l’occasion du 1er mai 1985, par exemple), les perquisitions, les poursuites dont ils sont l’objet, le refus du dialogue avec les diverses forces sociales qui n’émaneraient pas du CDR, sans compter les petites affaires de corruption qui continuent d’avoir cours, sont connus de la population, tout autant que le discours officiel porteur d’une vision des choses radicalement différente. Mais la possibilité de réponse reste limitée. Et les interlocuteurs qui peuvent se permettre de plaisanter, et qui estiment encore pouvoir le faire, se recrutent parmi ceux qui maîtrisent le discours avec ses allusions, ses subtilités, ses significations profondes et les querelles qu’il recouvre, et qui sont capables de l’interpréter à la lumière des faits. Ce discours, en fin de compte, peut-il s’adresser, tel quel, à d’autres que ceux-là, et ceux qui le produisent peuvent-ils se faire des illusions sur sa portée réelle, alors que les difficultés politiques et économiques s’avèrent plus... parlantes ? Ne se met-il pas lui-même en scène, en se retournant sur lui-même, pour complaire à son propre émetteur ?

 

Il en est probablement de ce langage comme des mesures spectaculaires qui ont été prises pour frapper l’opinion publique : par leurs conséquences, elles suscitent plus d’exaspération que de crédulité.

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