«Etre membre du gouvernement veut dire en général que l’intéressé(e) a fait ses preuves sur le plan politique ou, pour certains ministères dits techniques…»
Souvent quand il y a un nouveau gouvernement, les gens le jugent en décortiquant le profil des personnes qui le composent. A mon avis cela est d’importance secondaire. Ce qu’il faut attendre d’une nouvelle équipe gouvernementale c’est d’avoir: Une crédibilité politique; Un programme cohérent, avec une hiérarchie claire des priorités, un calendrier réalisable, et un financement soutenable; et des règles de travail rigoureusement définies.
C’est la condition pour que: La population y adhère de façon lucide, que les cadres des diverses administrations se mobilisent avec enthousiasme pour exécuter les tâches sectorielles qui leur incombent, que les opérateurs économiques jouent correctement le jeu, et que les partenaires au développement le comprennent et l’accompagnent efficacement. Aussi, j’attends le programme du gouvernement qui sera présenté par le Premier Ministre à l’Assemblée, suivant la coutume, avant de me faire une opinion [Article 97 de la Constitution: «Le Premier Ministre doit, dans un délai maximum de vingt et un (21) jours, présenter le Gouvernement à l'investiture de l'Assemblée Nationale et obtenir de celle-ci un vote de confiance sur le programme politique de son Gouvernement». Certes, le discours du Président à son investiture contient beaucoup d’éléments qui peuvent être intégrés dans un programme, mais qui ne constituent pas véritablement un programme de gouvernement; au mieux ce sont des engagements, au pire ce sont des promesses démagogiques. A ce stade je ne peux donc que faire des observations, et souligner les défis qui me semblent les plus cruciaux.
La reconduite du Premier ministre
Ce n’est pas parce qu’il y a un nouveau mandat présidentiel qu’on doit nécessairement changer de Premier ministre (P.M.). Un changement de P.M.s’impose seulement si l’intéressé n’a pas bien rempli sa mission, ou bien s’il y a la proclamation d’une nouvelle orientation politique qui doit être symboliquement incarnée par une nouvelle personnalité.
Inversement, le maintien du Premier ministre signifie deux choses: 1) le Chef d’Etat pense que le P.M. a bien rempli sa mission. 2) Il n’y aura pas un changement radical d’orientation politique (i.e. les priorités socio-économiques), du moins dans la première phase du nouveau quinquennat. Le hic c’est que le Président a annoncé un changement de cap assez important dans son discours d’investiture et dans son entretien du 11 août avec la Presse. Par ailleurs, il reconnaît l’échec du gouvernement précédent dans certains domaines importants.
Alors…comprenne qui peut! La conclusion qui s’impose, c’est que les critères déterminants pour la reconduite du P.M, ce ne sont pas la réussite ou non de la mission précédente, ni le maintien ou le changement des priorités socio-économiques et politiques, mais qu’il y a d’autres considérations plus importantes aux yeux du Chef de l’Etat, que l’on peut aisément deviner d’ailleurs.
La crédibilité
Le pays étant profondément traumatisé par la confusion entre les intérêts particuliers familiaux/communautaires et la gestion publique, et par les interventions autoritaires directes en violation des procédures régulières, surtout pour ce qui concernent les finances et les marchés publics, il aurait fallu éviter tout ce qui peut donner un mauvais signal dans ce sens. La nomination de l’avocat défenseur des intérêts de la famille Déby Itno, Me Jean-Bernard Padaré (chef du tout nouveau département des Affaires Foncières et du Domaine), ainsi que celle du neveu du Président, Abbas Tolli (à la tête de ce véritable «ministère des ministères», qui est le département des Infrastructures), constituent un très mauvais signal quant à la rupture annoncée. Cela ne veut pas dire que je mets en cause leurs compétences et leurs qualités individuelles.
Les critères de choix
Etre membre du gouvernement veut dire en général que l’intéressé(e) a fait ses preuves sur le plan politique ou, pour certains ministères dits techniques, que l’intéressé(e) a particulièrement brillé dans la spécialité universitaire ou professionnelle liée à son ministère. Ce qui n’a rien à voir avec l’âge ou l’expérience. n peut être âgé sans pour autant (malgré tout le respect que la tradition africaine réserve aux Anciens) avoir un quelconque capital politique, en termes de militantisme, d’engagement citoyen et de légitimité sociale et populaire, et sans avoir un quelconque capital sur le plan technocratique ; et a contrario, on peut être jeune et en même temps avoir un grand capital politique ou une grande compétence technique. Ce qui gêne, c'est qu'on a l’impression que l’accession au gouvernement n’obéît à aucun de ces critères. Tout dépend uniquement du bon vouloir du Chef, en dehors de toute ressource politique, sociale, populaire ou technique propre: une question de «chance» en quelque sorte.
Il vaut mieux être incompétent mais bien vu que d’être compétent mais mal vu. Il est vrai que même dans les pays dits avancés, des personnes assez jeunes et sans une grande expérience peuvent connaître des promotions fulgurantes, mais en général ces personnes ont fait leurs preuves dans leurs partis politiques et s’étaient faites remarquées par la solidité de leur engagement, leurs contributions aux luttes (électorales et autres), à l’animation de la vie de leur famille politique et par leurs réalisations intellectuelles ou civiques.
Au Tchad, même ceux qui appartiennent au parti au pourvoir, sont propulsés aux postes politiques de premier plan, non pas en fonction de leur contribution au développement organisationnel, populaire, conceptuel, etc. de leur parti ou de la société en général, mais uniquement par le fiat du Chef, souvent à la grande surprise des militants ou des couches sociales qu’ils sont sensés représenter. Ce n’est par ce qu’on est «jeune» qu’on incarne forcément les revendications de la jeunesse, ce n’est par ce qu’on est du genre féminin qu’on a automatiquement une légitimité pour porter les aspirations des femmes, et ce n’est pas ce qu’on est originaire de telle ou telle région qu’on est le porte-parole légitime des paysans et éleveurs de cette région; il aurait fallu avoir laissé des marques visibles dans ces différents domaines pour avoir la crédibilité nécessaire pour en porter les valeurs.
Résultat: ces ministres ont le sentiment que leur promotion ne doit rien à leur popularité ou leur contribution militante au développement du processus politique, leur engagement social, encore moins à des qualités technocratiques particulièrement brillantes dans leur domaine. Ils doivent tout au Chef, qui lui ne doit rien à personne. En conséquence, leur souci principal est d’obtenir la satisfaction de ce Chef par tous les moyens, et à tous les instants, car Son mécontentement signifiera une dégringolade aussi fulgurante que l’ascension. Ce sentiment leur fait perdre de vue leurs capacités propres et inhibe l’audace et l’esprit d’initiative, nécessaires pour bousculer les mentalités négatives et les intérêts clientélistes, afin de faire preuve de créativité dans la réflexion et de dynamisme dans l’action.
Par ailleurs, le Premier Ministre est en général dépouillé de ses prérogatives dans la formation du gouvernement («Sur proposition du Premier Ministre, il- le Président- nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions», Article 79 de la Constitution). En réalité, il ne propose que dalle, il découvre la liste de ses futurs collaborateurs au même titre que le citoyen lambda. Les ministres sachant que le Chef du gouvernement n’a joué aucun rôle dans leur nomination, ne lui montrent en général pas beaucoup de respect, et son autorité sur eux s’en trouve réduite à néant, ce qui affaiblit l’esprit d’équipe, la cohésion, et par conséquent l’efficacité du gouvernement.
Par Acheikh Ibn-Oumar